Interview croisée Bailleurs sociaux : comment préserver sa capacité d’investissement ?
Hausse des taux de la BCE et de celui du livret A, durcissement des conditions d’accès au crédit, inflation, loi Climat… Pour les bailleurs sociaux, l’heure est au doute. Comment poursuivre leur stratégie de développement dans un contexte de financement dégradé ? Et comment préserver la rentabilité face à un alourdissement des charges d’intérêts ? Éléments de réponse avec Nordine Naam, responsable de la stratégie Forex et Émergentes, chez Natixis et Vianney Pertriaux, directeur du pilotage de la performance et membre du directoire, à la Société Immobilière Grand Hainaut (SIGH).
La perspective d’une nouvelle hausse du taux du livret A en août a mis une pression supplémentaire sur les bailleurs sociaux. Dépendants d’un taux de financement étroitement lié à celui du Livret A via la Caisse des Dépôts et Consignations, les organismes de logement social ont fait front contre cette augmentation. Le maintien de la rémunération à 3 % jusqu’en janvier 2025, confirmé par l’arrêté du 28 juillet 2023, offre au secteur une bouffée d’oxygène bienvenue, mais est aussi symptomatique de ses difficultés grandissantes de financement.
Inflation et énergie : des besoins de financement en hausse
Le phénomène n’aura échappé à aucun acteur du secteur de la construction : l’inflation a touché de plein fouet le coût des matières premières. Selon l’INSEE, au premier trimestre 2023, l’indice du coût de la construction a augmenté de 6,62 % sur un an1. « Cette hausse des coûts des matériaux vient impacter de manière significative l’équilibres des opérations, que ce soit en construction neuve ou en réhabilitation, et nous devons l’intégrer dans nos besoins en financement », explique Vianney Pertriaux. « Outre l’inflation, le second facteur à prendre en compte est énergétique. Avec la loi Climat et résilience, de nombreux logements qui n’étaient pas dans le scope des logements à réhabiliter dans les prochaines années devront l’être pour afficher une étiquette de Diagnostic de performance énergétique comprise entre A et D d’ici 2034. »
Pour les bailleurs, ce sont 1,8 million de logements qui devront être rénovés d’ici à 2034 sous peine d’être interdits à la location. Coût estimé ? Entre 40 et 80 000 euros pour chacun d’eux, selon l’Union sociale pour l’habitat (USH). Outre la loi Climat, les acteurs du logement social, qui sont de plus en plus engagés en termes de RSE, doivent intégrer le surcoût lié à la mise en œuvre de solutions de performance énergétique à leurs constructions.
Des bailleurs face à la question des fonds propres
Ce besoin croissant de financement se heurte à un contexte tendu. Depuis le 1er février, le taux du livret A est passé de 2 % à 3 %, une hausse qui alourdit les charges d’intérêts des bailleurs sociaux. En parallèle, dans le sillage de la hausse des taux directeurs de la BCE, les taux d’emprunt des banques traditionnelles se sont envolés – et leurs conditions d’accès au crédit se sont durcies.
Entre besoins de financements en hausse et progression des charges d’intérêts, pour les organismes de logement social, la question de la rentabilité est devenue cruciale, comme le note Vianney Pertriaux : « La question de la hausse du livret A a déclenché une réaction vive des bailleurs sociaux, mais c’est un enjeu de court terme. Or, quand nous prenons une décision d’investissement, l’engagement se fait sur le long terme. Le véritable enjeu, c’est celui des fonds propres qui nous permettent de développer de nouveaux projets – et donc la rentabilité. Pénalisée par la hausse des annuités, la profitabilité ne permet plus de dégager de l’autofinancement de manière importante, générateur de fonds propres pur les investissements futurs. »
Les conséquences se font déjà ressentir sur le dynamisme des constructions. « Le secteur du logement social marque le pas. Selon les chiffres du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires d’avril 2022 à mars 2023, le nombre de logements autorisés à la construction a reculé de – 11,5 % par rapport aux douze mois précédents2. La chute est spectaculaire et devrait se poursuivre jusqu’à la fin de l’année », alerte Nordine Naam. Pourtant, la demande est là. Selon l’USH, fin 2022, 2,42 millions de foyers étaient en attente d’un logement social en France, soit 7 % de plus qu’en 20213.
Se désensibiliser aux variations court terme
Certains bailleurs avaient anticipé cette situation en renégociant en taux fixe une partie de l’encours de leur dette. « Cette négociation a pu aller jusqu’à 30 %, réduisant mécaniquement l’exposition à la hausse du livret A. Elle a été menée avec la Banque des Territoires, le plus gros financeur du logement social, mais aussi auprès de banques traditionnelles », analyse Vianney Pertriaux.
Deux facteurs ont joué dans ces négociations, poursuit le directeur du pilotage de la Performance deSIGH : « D’abord, le timing. En clair, les mieux lotis sont ceux qui ont négocié en 2020, en amont du mouvement de remontée des taux. Le second facteur est plus humain : il dépend des bonnes relations historiques entretenues avec nos partenaires bancaires. »
Cependant, force est de constater que la fenêtre pour renégocier la part d’encours en fixe est aujourd’hui largement refermée. « D’autres solutions existent, rappelle Vianney Pertriaux, telle que la double révisabilité limitée proposée par la Banque des Territoires. Cette option permet d’amortir les hausses de taux du livret A par un effet de baisse du remboursement en capital, et donc de bénéficier d’un effet retard afin de lisser la hausse dans l’autofinancement ».
Premiers signaux de changement
Et puis, comme le souligne Nordine Naam : « La décision de Bercy de maintenir le taux du livret A à 3 % est un signal fort en faveur des bailleurs sociaux ». Un signal qui laisse entrevoir une évolution de l’environnement de crédit.
La première lueur à l’horizon devrait venir de la BCE. « Après la dernière hausse de son taux directeur par la BCE fin juillet, nous anticipons une stabilisation de sa politique monétaire, ce qui va redonner du lest au marché du crédit », poursuit le responsable de la stratégie Forex et Émergentes de Natixis.
L’autre variable à surveiller est l’inflation. Dans ses dernières projections macroéconomiques, la Banque de France prévoit un apaisement avec un reflux progressif de la hausse des prix IPCH (indice des prix à la consommation harmonisé) « en seconde partie de 2023 et au-delà, pour revenir autour de 2 % d’ici 2025, sous réserve de l’absence de nouveaux chocs sur les matières premières importées. En moyenne annuelle, elle s’établirait à 5,6 % en 2023 et à 2,4 % en 2024. » 4 L’institution note par ailleurs une normalisation des prix de l’énergie, ce qui devrait renforcer cette tendance.
En attendant une évolution notable du contexte économique et du marché du crédit, d’autres pistes de réflexion sont explorées par le secteur, dont celle de l’encadrement des loyers. « C’est une question sensible mais extrêmement débattue parmi les bailleurs sociaux », explique Charlotte Valette, associée chez Loré.
« Les loyers sont, dans l’ensemble, trop bas et nous voyons émerger l’idée d’un relèvement du plafond des loyers dans le cadre de logements passifs, économes en énergie et/ou certifiés Haute qualité environnementale qui permettent de réduire significativement les charges. » Un levier d’autant plus pertinent qu’il accompagnerait la rénovation du parc social et soutiendrait le fort engagement de l’État en matière de transition énergétique.
Notes
1 https://www.insee.fr/fr/statistiques/7635978
4 https://publications.banque-france.fr/projections-macroeconomiques-juin-2023